Deux jours. Ça fait deux jours qu'il pleut. Sans cesse, comme si le ciel avait un trop plein de tristesse et que quelqu'un l'avait crevé. Ça me fait tellement chier, ça n'a pas de bon sens. Je suis assise, à regarder par la fenêtre, une fois de temps à autres, en espérant te voir arriver. Mais c'est con, parce que tu ne reviendras pas. T'es parti, comme ça, sans rien me dire avant. Pas parce que j'étais horrible. Pas parce que tu ne m'aimais plus. Parce que t'es mort.
Deux jours complets à écouter du Simon & Garfunkel, parce que tu aimais ça, surtout quand il fait comme aujourd'hui. Un temps triste et mouillé. Parce que cette musique là donnait un petit quelque chose au temps triste et mouillé. Tu m'as jamais dit pourquoi. J'ai jamais cherché à savoir. Pour moi, c'étaient des souvenirs de jeunesse. Mon père qui mettait ça dans le tourne-disque. Et qui faisait tourner ma mère un petit peu.
«And here's to you, Mrs. Robinson, Jesus loves you more than you will know...»
Et quand tu mettais tes disques de Simon & Garfunkel, je souriais. Et je regardais dehors. C'était comme aujourd'hui. De la pluie, des nuages. Et des notes de guitare. Mais tu étais là. Et tu chantais. Simon, Garfunkel & Carrier. Aujourd'hui, et depuis deux jours, c'est Simon & Garfunkel, le trio amputé. Et moi qui les écoute.
Deux jours que je suis assise, à regarder le temps qui s'égraine et à appuyer sur Play quand le lecteur cinq disques arrête de jouer. J'ai bien essayé de mettre autre chose. Impossible. La température exige du Simon & Garfunkel. Comme tu l'aurais exigé.
Demain, ta famille va arriver. Ta mère va m'obliger à arrêter le lecteur CD. Ton père ne dira pas un mot. Ton frère va se foutre de cette décision. Ta soeur va pleurer. Comme elle l'a toujours fait. L'enterrement d'un oncle éloigné, un verre de trop au nouvel an, un chaton écrasé sur le bord d'une autoroute... Une machine à pleurs. Et quand elle va fermer ses valves, ce sera pour gémir d'arrêter la musique. Et aussitôt qu'elle aura fini sa phrase, son stock de larmes fraîchement renouvelé continuera de se déverser.
Et je n'aurai pas le choix. Même si je suis chez moi.
Elle me fait chier ta famille. Autant que cette pluie. Autant que ton vieux haut-parleur qui commence à produire des craquements anormaux. Quasiment autant que ta mort.
Ça fait deux jours que je n'ai pas ouvert la télévision. Par peur de voir un reportage sur toi. Ou pire encore, voir ton nom relégué aux nouvelles défilantes de LCN. Comme un vulgaire fait divers. Et je ne veux plus entendre parler de toi. Ça me vire trop à l'envers.
Le téléphone sonne. Je ne réponds plus. La dernière fois, c'était ton éditeur. « Bonjour. Mes condoléances. Si jamais on peut faire quoi que ce soit... Et où était donc rendu Marc dans son manuscrit?» Je crois que c'est là que j'ai raccroché. Et que j'ai arrêté de répondre au téléphone.
T'avais commencé un nouveau livre, sans m'en glisser un seul mot. Et Harold me demandait où tu en étais rendu. Comme si je savais. Si je lui avais répondu que je n'étais pas au courant, peut-être m'aurait-il demandé de regarder. Et j'aurais vu sur l'écran de ton Mac les derniers mots que tu as légués à l'immortalité de ton disque dur.
Deux jours à me demander ce qui t'a passé par la tête. Et un à me demander pourquoi tu ne m'as pas parlé de ton dernier projet. Comme tu l'as toujours fait. En ouvrant une bouteille de vin et en disant : «Un autre best-seller qui germe.»
Le téléphone sonne encore. J'abandonne. J'étire mon bras et attrape le sans-fil, sur la table du salon. Ta mère, qui m'avertit que tes oncles arriveront après-demain, pour la mise en terre. Et ta soeur, à l'arrière, qui pousse un long gémissement. Et qui pleure sûrement toutes les larmes de son corps. Et pendant que ta mère parle, j'écoute d'une oreille attentive la musique.
«Ask me and I will play, all the love that I hold inside.»
Je raccroche. Et je fixe le téléphone. Dans ma tête, j'entends ta soeur gémir. En écho. Harold qui me demande l'état de ton manuscrit. Ta mère qui me dit : «Si seulement tu avais été plus à son écoute, peut-être qu'on en serait pas là aujourd'hui.» Tous en même temps. Avec, en arrière-fond, Simon & Garfunkel. Pour les temps tristes et mouillés.
La musique s'est tue. Je me lève et appuie sur Play. Et ça recommence. La routine musicale s'est installée. Je sais déjà qu'après You can tell the world, c'est Last night I had the strangest dream que je vais entendre. Puis, Bleecker Street.
Deux jours que je reste assise dans le salon. Que je ne me lève que pour l'essentiel. Mais la majeure partie du temps, je suis là, assise sur mon fauteuil bien trop grand pour moi toute seule. Toujours trop grand. Comme tout ce qui m'entoure. Deux jours à apprivoiser le vide. À le combler de musique. À penser à tout ce que je peux penser.
Le téléphone sonne encore. Une fois. Deux fois. Trois fois. Je ne réponds pas. C'est peut-être ta mère, qui veut m'accuser sournoisement, encore et encore. Peut-être Harold, qui veut savoir si tu ne caches pas un manuscrit caché pour publier un livre posthume. Parce que la mort, ça paie. Peut-être ma soeur, qui ne m'a pas contacté depuis déjà trois ans.
Je suis rendue au deuxième CD sur cinq. Je l'aime bien, celui-là. Il y a des mots qui me font penser à toi.
«I know it's not right to leave you when morning is just a few hours away.»
T'es parti, comme ça. Tu t'es levé, avant moi, et t'as pris la voiture. Pour ne jamais revenir. Avant même que le téléphone ne sonne, vers huit heures, je savais que quelque chose s'était passé. Ça m'a réveillée. Comme un sixième sens.
Le téléphone sonne une fois. Deux fois. Trois fois. Plein de fois. Il ne s'arrête pas. Je réponds.
«Bonjour Madame! Nous vous appelons pour savoir si vous étiez intéressée à recevoir le Journal du Québec à votre domicile, et ce, à chaque jour?»
Et au lieu de répondre un non poli, j'hurle. J'hurle comme c'est pas permis. Je veux lui défoncer le tympan, à cette standardiste-vendeuse-peu m'importe. Je ne suis plus une femme, je suis un klaxon, une sirène. Je suis Le cri, de Munch. Et j'étouffe ma rage dans un sanglot. Je n'entends plus rien au téléphone. La tonalité revient. Et je pleure.
Deux jours que je n'avais pas pleuré. Pas une larme. Et maintenant, je suis intarissable. Comme ta soeur. Un festival d'émotivité. Je n'entends même plus Simon & Garfunkel. Je dois bien être rendue au troisième CD. Ou alors le quatrième. Je me retiens, juste un peu, et j'entends : «Preserve your memories, they're all that's left you.» S'il est possible de se noyer dans ses larmes, je crois que je ne suis pas loin.
Le cinquième CD se termine. Au lieu de recommencer le cycle musical, je quitte le salon. Et je monte au premier étage. Deux jours que je n'y suis pas allée. Je suis devant la porte fermée de notre chambre. Ma chambre, maintenant. Un peu plus loin, il y a ton bureau. Mais je ne peux pas y aller. Pas maintenant. Je te verrais partout. Je te sentirais partout. Et je pourrais presque t'entendre cliqueter tes doigts sur ton clavier d'aluminium. Devant ton écran Apple. Et j'en deviendrais folle. Si je ne le suis pas déjà.
La chambre sent le renfermé. Les rideaux sont tirés. Et il fait noir. Mais malgré ça, les lattes de bois de Colombie rouge bourgogne se font voir à travers la pénombre. La couleur sombre du sang. Notre lit est exactement comme je l'ai laissé, ce matin-là. Draps défaits, oreillers fripés. J'allume la lumière et m'avance vers le placard. En dedans, notre boîte à souvenirs. Coffre aux trésors remplis de photos.
Deux jours que je m'empêche de l'ouvrir. D'accepter son existence. Que je la renie en écoutant ta musique. Et là, elle est ouverte, sur le lit, le couvercle traînant par terre. Et moi, couchée à plat ventre sur le lit, appuyée sur mes coudes. La couette sous moi, en boule, comme pour me protéger du confort du matelas. J'ai dans les mains quelques photos de toi, de moi. Et de nous.
Moi, en bikini, sur une plage quelconque de la Floride. Toi, en train de peinturer le salon. Moi, en train de lire ton premier roman. Toi, qui écrit ton deuxième, ou ton troisième livre. Moi, qui pointe un troupeau de bœufs dans le champ. Toi, qui regarde au loin, le soleil se couchant sur le grand lac Saint-François, en arrière-plan. Mon coeur qui s'excite, se tord. Moi, qui jette la photo par terre. Qui recommence à pleurer. Qui m'étouffe avec mes gémissements. Qui prend la lampe de chevet et la balance contre la penderie. Qui renverse la boîte de souvenirs en criant. Qui s'écroule, acculée au mur de lattes. Perdue entre les photos d'un autre temps et le vide de ma chambre.
Je pleure, comme une petite fille. En marmonnant «Pourquoi?» entre deux coulées de larmes. Sans attendre de réponses. Parce que personne ne peut m'en donner. Sauf toi.
C'est le silence. Lourd et pénible. Et ça me donne mal au coeur. Je penche la tête et je vomis. Tout ce que je n'ai pas pleuré, en flaques, parmi les photos. Photos de toi. Et de moi. Avec la famille. Moi seule. Bien habillée. Des fois, pas du tout.
Je retourne au rez-de-chaussée. Je n'ai qu'une idée : retourner au trop grand divan. La pluie martèle encore les fenêtres. Je pense à ta mère qui va débarquer avec son escadron et qui va s'imposer plus que jamais. Parce qu'elle ne me croit pas capable d'organiser les funérailles. Parce qu'elle me croit responsable de ta mort. Comme si je t'avais poussé à partir ce matin-là. Comme si je t'avais vissé l'arme à la main. Comme si c'était moi qui avais appuyé sur la détente devant ces gens innocents. Comme si j'avais lentement retourné l'arme contre ta tempe. Comme si....
Le téléphone sonne. Je l'écoute me fendre le crâne en plusieurs morceaux. Un sans-fil traîne sur le comptoir à côté de moi. Il me résonne dans la tête, comme les pleurs de ta soeur, les paroles d'Harold et la voix de ta mère. Et cette standardiste trop heureuse de faire son travail. Je le prends, et au lieu de répondre, je le fracasse sur le sol, avec toute la force que j'ai. J'entends celui du salon sonner faiblement. Puis, plus rien.
Deux jours à me demander pourquoi t'as fait ça. À te chercher dans ta musique. Dans le salon trop grand. Sur le divan trop grand. À refuser l'existence de nos souvenirs. Et de ton dernier manuscrit. À écouter la pluie s'abattre sur East Broughton, campagne monotone en périphérie de Thetford Mines.
Et là, à ce moment précis, je veux avoir des réponses. Je tourne les talons et remonte au premier. Je dépasse la chambre et pose une main sur la poignée de la porte de ton bureau. J'ai le coeur qui bat trop vite. Je vais être malade, encore. Je ferme les yeux. Et je respire. Une fois. Deux fois. Trois fois. Comme le téléphone. Et je tourne la poignée.
Tout est en ordre. Ton immense bibliothèque ne doit contenir que le quart de tes livres. Les autres doivent être rangés au sous-sol, dans des boîtes. Et sur le long du mur, ton ordinateur. Un iMac récent de deux années. Acheté avec une partie des droits d'auteurs de ton deuxième roman.
Je n'ose pas m'asseoir. De peur de prendre ta place. Je bouge la souris, et l'écran s'illumine. Tu n'aimais pas perdre ton temps à attendre que l'ordinateur s'ouvre. Devant mes yeux, j'ai le traitement de texte ouvert sur ce qui semble être tes dernières lignes. Tes dernières confidences écrites en ce monde. En tout, ce sont quarante pages qui s'offrent à moi. J'ai envie de rire, en pensant à Harold qui n'étancherait pas sa soif d'argent avec les quarante premières pages d'un livre qui resterait inachevé.
Je parcours en diagonale ton texte, sans trop m'attarder aux détails. Rien d'extraordinaire. Du moins, rien qui puisse m'indiquer ce qui t'a poussé à tuer cinq personnes par un matin pluvieux, pour ensuite t'enlever la vie. Au lieu de tout simplement te faire à déjeuner et écouter du Simon & Garfunkel. Comme je le fais depuis deux jours.
Je ne trouve rien, jusqu'à la dernière ligne du texte, qui semble casser le rythme. En caractère italique. Comme un message que tu aurais voulu me laisser.
Ils sont en train de m'avoir. Ils sont en train de m'avoir. Ils sont en train de m'avoir.
Et pendant que je fixe ces mots, mes mains se posent sur le clavier. Contre ma volonté. Et mes doigts deviennent agiles et cliquètent comme les tiens, dans un moment d'inspiration. Sauf que moi, je ne sais pas ce que j'écris.
Pars au plus vite. Ils sont là, à t'attendre.
***
Deux jours. Ça fait deux jours qu'il pleut. Deux jours que je suis assise, à écouter de la musique. Ta musique. Et à regarder dehors, espérant ton retour. Mais c'est con. Parce que tu ne reviendras pas. Jamais. T'es parti, comme ça, sans rien dire à personne. En emmenant cinq inconnus avec toi. Pas parce que t'étais méchant. Mais parce qu'ils t'ont eu.
Quelques heures déjà à me demander pourquoi tu ne m'as rien dit. À me demander qui ils sont. À empirer ma folie de ne pas comprendre la tienne. Quelques heures à me demander ce qu'il va m'arriver, si la musique s'arrête.
dimanche 19 avril 2009
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Tout est tellement bien décrit!
RépondreSupprimerJ'avais vraiment l'impression d'être dans la même pièce que la personne :|
J'aime particulièrement le paragraphe où tu décris les photos...
Et la dernière phrase!
Mon dieu, il vient encore plus mer chercher que la première version! :|