dimanche 21 février 2010

À deux cents nuits à l'heure

Je me suis réveillé dans un sursaut, sous la douce lueur de l'aube qui pointait à travers la fenêtre de ma chambre. Je ne reconnaissais pas les murs de mon appartement, la disposition des meubles, les couleurs environnantes. Le souffle court, je cherchais des morceaux du rêve qui m'avait mis dans un tel état, mais en vain. La seule chose qui me restait en tête, c'était cette douce voix qui me susurrait à l'oreille : «Montréal.» Sans plus.

Était-ce le matin? Je n'en avais aucune idée, malgré la clarté qui se pointait à l'horizon du ciel. Mais je me suis levé, même si la fatigue me collait les yeux. En activant l'interrupteur, la lumière inondant ma chambre m'a permis de remarquer le paquet de cartes à jouer qui était éparpillé sur le plancher, à côté de mon lit. Toutes faces contre terres, sauf une, le roi de cœur, en plein centre du chaos.
J'ai ramassé les cartes à jouer, prenant la peine de toutes les replacer dans le même sens et je suis passé de ma chambre au salon, le pas lent, encore engourdi par le sommeil. Les lueurs matinales qui ne cessaient de croître au loin m'indiquaient que le matin n'était pas encore très loin. Dans la cuisine, je pouvais entendre quelques gouttes d'eau intermittentes qui s'écrasaient dans l'évier tout en faisant écho sur les murs de mon appartement trois pièces. Ces petits sons, qui d'habitude rythmaient mes journées, me semblaient insupportables, dans la pénombre matinale.

Je me suis assis sur le sofa du salon, en essayant de ramener à moi quelques bribes de rêve, pour justifier Montréal. Sans réfléchir vraiment, mes pensées se tournaient toutes vers le roi de cœur, seul au sommet d'une chaotique disposition de cartes mélangées. À quelque part, au fond de moi, j'ai alors songé que Montréal et lui devaient être liés.

***

Je me suis réveillé en plein milieu du salon, toujours assis sur le sofa. Le soleil était à son zénith et sa lumière traversait les lattes de bois de mes stores poussiéreux. Tout m'était sorti de l'esprit, hormis Montréal. Je ne pouvais rien faire sans que ce mot ne me traverse l'esprit. Toute la journée, j'ai cherché à comprendre, sans jamais avoir de réponses.

Le ciel s'est couvert au moment que je m'apprêtais à sortir pour m'acheter des cigarettes. Le dépanneur étant à un bon quinze minutes de marche, j'ai dû traîner avec moi un parapluie pour le retour. Curieusement, les rues de Sainte-Foy semblaient désertes, hormis deux marcheurs qui évoluaient sur le trottoir opposé au mien.
Je suis entré au dépanneur, vide, si ce n'était du commis adolescent qui feuilletait une revue à potins, en attendant qu'un client se pointe à sa caisse. À le voir tourner les pages avec écœurement, j'ai compris que sa journée avait été morne jusqu'à mon arrivée. Je me suis placé devant sa caisse et lui ai demandé un paquet de Mark Ten vert, format king size. Pendant qu'il farfouillait à la recherche de mon achat, sous son comptoir, j'en ai profité pour regarder les journaux disposés dans l'étalage, à côté du comptoir. Mes yeux se sont posés sur une première page, je ne saurais dire de quel périodique, qui mentionnait la rivalité Québec-Montréal.

Montréal. Je ne pouvais plus lâcher ce mot des yeux. Pendant un long moment, qui me parut des heures, ce mot se répétait inlassablement dans ma tête. Je me sentais comme Alice dans ses merveilles, devant le chat du Cheshire. C'est la voix du commis qui m'a sorti de ma transe. Il me regardait étrangement, sans doute parce qu'il m'a interpellé trois fois avant que je ne daigne le regarder. J'ai payé comptant, avec un billet de dix dollars, et je suis parti, sans reprendre ma monnaie. Les parois de mon crâne résonnaient encore du mot fatidique. Montréal.

La pluie avait commencé à s'abattre sur Sainte-Foy, mais ça n'avait pas empêché quelques marcheurs à s'intégrer à la solitude de la ville. Sous les parapluies, certains fonçaient, d'autres s'enfuyaient pour se mettre à l'abri. Je semblais déconnecté d'avec eux, de par la lenteur de mon pas. Je fumais ma cigarette, sous la protection de mon parapluie et je les regardais aller, la tête pleine d'un morceau de rêve. J'ai regardé la rue, qui me semblait toujours autant vide de voiture, quand j'ai vu passer une limousine. En me dépassant, j'ai eu l'impression que le temps s'était figé, ou du moins, ralenti. J'ai vu, assise sur la banquette arrière, la chevelure rousse la plus enflammée qu'il m'avait été permis de voir jusqu'à ce jour. Au même moment, la tête dans la voiture se retourna vers moi, et nos yeux se croisèrent. Deux émeraudes qui brillaient à travers la pâle obscurité de l'intérieur de sa voiture.
J'ai su, en croisant son regard, que la douce voix qui m'avait susurré à l'oreille pour me réveiller lui appartenait. Sans trop comprendre pourquoi, j'ai aussi associé Montréal et ces yeux verts, persuadé qu'il s'agissait en fait de son nom. Le temps s'est alors accéléré, pour reprendre son cours normal, et la limousine m'a dépassée, pour se perdre dans le lointain du chemin Sainte-Foy.

Les yeux d'émeraude de Montréal ne m'étaient pas inconnus. J'avais souvenir d'elle et moi, sur la banquette de cette limousine, à boire du champagne. J'avais rêvé de la jolie Montréal et de son carrosse. J'en étais certain. Pour la revoir, je devais me rendormir, fermer mes yeux, pour qu'elle revienne me chercher et m'amener bien loin.

***

Cette nuit-là, pendant que la moitié du monde dormait, moi, j'attendais de trouver le sommeil. Les yeux vissés au plafond, j'étais incapable de me laisser aller. Toute la journée, je n'avais cessé de penser à Montréal dans sa limousine. Montréal et sa chevelure de feu. Montréal au regard d'émeraude. Montréal qui patientait, la bouteille de champagne à la main.

Incapable de dormir, j'ai saisi le paquet de cartes qui traînait sur la table de chevet. Mon geste a été trop rapide et j'ai échappé le paquet qui s'est éparpillé sur le plancher. J'ai voulu prendre une carte, la première sur le dessus, et en la regardant, j'ai ressenti une impression de déjà-vu. Dans ma main, le roi de coeur. Je l'ai déposé sur le tas de la pile étendue à côté de mon lit.
Je me suis levé pour aller regarder par la fenêtre du salon. J'avais l'impression de jouer mes idées à coup de dés, tant la fatigue s'emparait de moi. Mais je ne pouvais dormir. Alors que j'étais dans le salon, mon regard s'est arrêté sur un disque d'Harmonium, le deuxième, pour être plus précis. Je l'ai longuement regardé, comme s'il entreprenait une conversation avec moi. Je me suis alors décidé à l'écouter. J'ai sauté les quatre premiers morceaux, pour me laisser bercer par l'histoire sans paroles, le cycle musical des cinq saisons.

C'est sur l'hiver, pendant que Judy Richard improvisait, que tout est devenu flou.

Je ne me suis pas retrouvé dans la limousine de Montréal. J'étais plutôt dans une grande discothèque, aux côtés d'un bar. Les éclairages verts, jaunes, rouges et bleus se mêlaient dans une masse informe de lumière dans laquelle la foule dansait, chacune des personnes se laissant bercer par le rythme de la musique sans prendre conscience des autres. Et dans cette fusion de lumière et de vie, l'éclat enflammé de la chevelure de Montréal, dont le regard intense me traversait. Elle s'est avancée vers moi et m'a chuchoté à l'oreille : « Viens danser. »

On a retrouvé l'ambiance de notre nuit magique en se regardant dans les yeux. Puis, elle m'a fait signe d'attendre, et s'est éclipsée. Quand je me suis retrouvé seul sur la piste de danse, j'ai réalisé que la foule s'était envolée, en même temps que la musique, sans que je m'en rende compte. Les murs s'étaient également éloignés, transformant la discothèque en une énorme salle aux proportions infinies. J'ai regardé autour de moi, pour retrouver Montréal. Il n'y avait plus que les lumières qui se mêlaient les unes aux autres.

Pour un instant, j'ai oublié qui j'étais. Peut-être au même moment que la lumière s'est éteinte. Je n'avais qu'une chose en tête. Montréal. Ses yeux verts. Sa chevelure rousse. C'est alors que j'ai vu deux phares dans la nuit. Je n'étais plus dans la discothèque, mais sur la route. Je ne voyais plus que la ligne jaune et ces deux lumières, d'un vert étincelant. La voiture s'est arrêtée devant moi et je me suis dirigé vers l'arrière, poussé par une envie grandissante. J'ai ouvert la portière pour retrouver Montréal, dont l'émeraude de ses yeux avait envahi ses pupilles et son globe oculaire. Elle irradiait dans la nuit et je n'en étais que plus subjugué encore. Alors que je pénétrais dans la voiture, elle m'a dit : «Ça fait du bien de se voir.»

C'était un rêve particulier, où j'avais la drôle d'impression de vivre deux cents nuits à l'heure, à travers la ville. Dans une limousine, j'étais là, avec elle, à boire du champagne, à travers les lumières défilantes des artères routières de Québec. Le temps filait, comme la corde d'argent sur laquelle mes pensées se couchaient et se laissaient aller, flottant derrière moi comme un cerf-volant. On se laissait bercer par l'ivresse du moment et des bulles. Notre carrosse filait sur le chemin parsemé d'étoiles, comme s'il cherchait à se perdre au fil des années. Nous étions silencieux, les seuls bruits nous parvenant étaient ceux des roues sur l'asphalte neuve. Un doux bourdonnement qui nous berçait dans notre folie.

Puis, elle a commencé à me parler. J'ai fermé les yeux pour l'écouter. Ça ressemblait à une drôle de chanson, sans en être une. Elle m'a versé un autre verre, a cogné doucement sa coupe contre la mienne et a dit, très clairement : « Bienvenue aux coeurs fous, au coeur de tout... »

J'ai ouvert mes yeux, pour les plonger dans les siens. Le temps s'est suspendu et la noirceur a envahi l'espace autour de nous. J'entendais toujours le chuintement des roues sur la route, mais à cela s'était rajouté un murmure. Son murmure, cette étrange chanson qu'elle m'avait chantée. Pendant que l'obscurité nous entourait, j'ai parlé, pour la première fois de ce rêve. Ma voix n'était plus la mienne, mais sortait du plus profond de moi. Au milieu de mon corps s'était ouvert un corridor par lequel passait ce courant vocal. Je me suis entendu dire : « Le Roi de Coeur nous attend. »

Elle m'a souri. Le regard qui brillait de plus en plus. Je me suis perdu dans ses yeux, à en oublier tout le reste. Obnubilé par elle, je lui ai demandé son nom. Je voulais l'entendre me le dire, me le chuchoter à l'oreille.

***

Je me suis réveillé dans un sursaut, sous la douce lueur de l'aube qui pointait à travers la fenêtre de ma chambre. Je ne reconnaissais pas les murs de mon appartement, la disposition des meubles, les couleurs environnantes. Le souffle court, je cherchais des morceaux du rêve qui m'avait mis dans un tel état, mais en vain. La seule chose qui me restait en tête, c'était cette douce voix qui me susurrait à l'oreille : «Montréal.» Sans plus.

lundi 8 février 2010

Nelly

Je viens tout juste de finir Folle de Nelly Arcan. Deux jours ont passé et je ne sais toujours pas quoi penser de l'auteure en particulier. Des phrases si longues, soutenues, chargées par une émotion vive : celle de la propre déchéance d'un personnage beaucoup trop proche de l'auteure.

C'est ça, l'auto-fiction. Où s'arrête le vrai, où commence le faux? Une mince ligne dont personne n'a aucune idée de l'emplacement exact dans le schéma narratif de l'auteure. Je ne suis pas mal à l'aise face à l'auto-fiction. La preuve, j'ai lu, adoré, encensé Marie-Sissi Labrèche, qui a produite une trilogie particulièrement forte et qui était très calquée sur sa vie.

Non, j'ai du mal avec Nelly, la personne, la femme fragile derrière le texte, les faux seins, les chirurgies, les décolorations de cheveux. Car derrière Nelly, il y avait Isabelle. Et dans Folle, on le sent, même si elle ne dit jamais son vrai nom. Parce que Folle, c'est le récit d'une femme, une longue lettre à un ancien amour, qui se résulte par l'annonce de sa pendaison, le jour de ses trente ans. Une pendaison planifiée depuis le jour de ses quinze ans, maintes et maintes fois rabâchée tout au long du livre, qui nous est détaillée.

Et le malaise dans tout ça? Nelly Arcan s'est pendue à Montréal en 2009. Le jour de sa mort, je me suis juré que j'attendrais avant d'acheter ses livres, pour ne pas tomber dans la perversion offerte. Car l'auto-fiction, c'est de la perversion, pure et dure. Exhibitionnisme pour l'auteur, voyeurisme pour le lecteur. Voir l'autre s'écrouler, c'est ça, le succès, aujourd'hui.

Mais entendre Nelly Arcan répéter tous les chapitres que l'heure de sa mort approche, que le clou qu'elle a planté sur le mur de sa chambre n'attend plus qu'elle, dans le contexte, ça reste perturbant, éprouvant, voire même impossible à lire. Je l'ai lu, en me disant que j'étais sans doute dans le pire des cauchemars. Au nom de la littérature, Nelly se vidait dans ses livres. Mais elle se vidait elle-même, pour contenter la soif aveugle du lecteur contemporain qui se complaît dans la douleur de l'autre. L'autre, qui était Nelly Arcan. L'autre, qui était humaine, complexée, détruite, vidée, charcutée, siliconée... Pour le regard des autres.

Et l'artiste est passée à Tout le monde en parle. De quoi a-t-il été question? De ce physique. De cette enveloppe charnelle qui lui collait au cul, pas parce qu'elle le voulait bien. Parce qu'elle se sentait obligée. Et en a-t-elle été heureuse? Pas selon Folle. Pas selon ce qu'on a trouvé dans son appartement, en 2009.

Alors, Nelly Arcan, putain de folle, comme certains peuvent dire, a peut-être été considérée comme une blondasse dans le milieu littéraire. Elle a peut-être fait le coup publicitaire du siècle, en se suicidant après son roman considéré comme un hymne à la vie. Mais quoiqu'il en soit, cette pauvre âme torturée avait annoncé son funeste destin, sans que personne ne s'arrête à ces idées sombres qui traversait son oeuvre, comme un fil d'or.

Je ne sais plus quoi penser de l'auto-fiction, en ce froid février de 2010, mais une chose est sûre, Nelly Arcan n'en faisait pas partie. Lorsque la fiction dépasse à un certain point la réalité, c'est du domaine de la métafiction.

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